Cluny, le centre d’un réseau inégalé au moyen-âge
Fondée en 910, l’Abbaye bénédictine de Cluny a connu un exceptionnel rayonnement sur l’Europe, aussi bien politique, artistique que religieux. Entre le 10ème et 12ème siècle, l’Abbaye de Cluny devient le centre d’un empire monastique européen dont l’autorité s’étendra sur plus de 1100 prieurés et plus de 10 000 moines grâce à son émancipation du pouvoir seigneurial et épiscopal. Pendant trois siècles, des abbés remarquables s’imposent comme médiateurs et conseils auprès des rois, du Pape, influençant la politique et l’histoire.
La puissance temporelle et l’autorité spirituelle de Cluny à son apogée lui permettent de lancer de grands projets comme la reconquête de l’Espagne, l’organisation des grands pèlerinages et d’intervenir dans le domaine des Arts. L’abbaye étend son influence dans les domaines de la musique, de la peinture et surtout de l’architecture et ce, au service d’une liturgie inégalée.
[1]Des nefs hautes voutées en berceaux, une élévation sur trois étages, des chapiteaux historiés, Cluny crée et diffuse le style clunisien dans toute l’Europe. Le succès de Cluny, qui essaima dans toute la chrétienté latine, était dû, mais aussi à l’action de ses abbés, qui connurent une longévité exceptionnelle. Sa situation géographique, à la charnière entre Europe du Nord et du Sud, entre royaume de France et Empire, était également favorable.
En 1130 est consacrée « Cluny III », la Major Ecclésia est un édifice gigantesque, étonnant dans l’harmonie de ses volumes. Avec 5 nefs, un chœur à déambulatoire entouré de 6 chapelles, l’église émerveille les visiteurs du Moyen- Âge qui la qualifient de « promenoir des anges ». Jusqu’à la reconstruction de la basilique Saint-Pierre de Rome en 1506, L’abbaye de Cluny a été pendant 3 siècles, le siège du plus grand ordre monastique médiéval d’Occident.
L’étrange histoire de l’abbé Pons de Melgueil
Le destin tragique de l’abbé de Cluny, Pons de Melgueil, est étroitement associé aux aventures de Pierrick, le héros romanesque de la saga « Le gué d’Aynard ».Voici donc quelques clés de lecture pour mieux comprendre la trame historique et la ligne du temps de la vie de Pons, l’abbé de Cluny.
L’abbé Pons a succédé en 1109 à l’abbé Hugues (Saint Hugues) décédé après un abbatiat de soixante années. Les abbés de Cluny sont parmi la dizaine de personnalités les plus importantes en Europe à cette époque. Cumulant un leadership religieux avec une grande influence politique due à liens particuliers qui unissent Cluny aux Papes (plusieurs sont d’anciens clunisiens) et aux empereurs germaniques, les abbés sont donc très respectés et puissants.
La démission/révocation en 1122 de l’abbé Pons de Melgueil a donc jeté un grand trouble dans la chrétienté et son retour violent en 1126 au cours duquel il tenta de reprendre par la force son siège d’abbé, ont marqué les esprits du temps. Les interrogations que soulèvent son comportement restent toujours de nos jours un sujet de dissertation pour les médiévistes.
Les religieux et les historiens se sont penchés depuis des siècles sur l’histoire et les motivations de Pons de Melgueil, cet étrange religieux dont la vie garde encore aujourd’hui de nombreux mystères. Les experts ont des analyses parfois diamétralement opposées de la personnalité de Pons. Selon certains qui se basent sur des écrits de l’époque, il était un saint homme partisan d’un retour aux sources du monachisme. Pour d’autres au contraire, un grand seigneur autoritaire vêtu d’habits épiscopaux qui n’hésita pas à s’opposer au Pape et qui malgré l’élection d’un nouvel abbé à Cluny, s’estimait, comme un récent président américain, être toujours le légitime titulaire de la fonction. Peut-être était-il un peu des deux ?
Les faits et les gestes de Pons nous sont connus par différentes sources dont notamment par les écrits de son successeur à Cluny, Pierre le Vénérable. Cet abbé a écrit l’histoire de Cluny et il devait donc aussi aborder les belles réalisations de son prédécesseur même si ce dernier avait tenté par la force de lui reprendre son abbatiat. Toutes ces informations sont donc à prendre avec précaution mais elles permettent non seulement de raconter les faits mais aussi d’essayer de comprendre la personnalité de Pons.
Fils cadet, il est né en 1075 dans une grande famille seigneuriale du Languedoc : les Melgueil. Sa mère était la sœur des comtes de Toulouse dont la puissance rayonnait sur tout le Sud de la France. Les Melgueil remontent sans doute jusqu’aux carolingiens et certains évoquent même des origines wisigothiques. Ses ancêtres avaient le droit de battre de la monnaie et donc dans tout le Sud circulaient les sous et deniers melgoriens d’argent.
Pierre 1er de Melgueil, le père de Pons, était très proche du Pape Pascal II et quand ce dernier n’était encore que Cardinal, il devint le parrain de Pons. Le Comte de Melgueil donna en 1085 ses domaines y compris la cathédrale fortifiée de Maguelone, au Pape tout en gardant l’usufruit de ses terres (voir le tome II, l’Or de la grande église). Il devenait ainsi le vassal du Pontife. C’est pour cela que le Pape Gélase II y trouva en 1118 un refuge temporaire après avoir fui Rome où il était menacé par le clan Frangipani et l’empereur Henri V qui soutenait l’anti-pape Grégoire VIII.
Après avoir été formé à la diplomatie à l’abbaye de Saint-Pons-de-Thomières, Pons devint moine à Cluny où il fut élu à l’unanimité en 1109 pour succéder à l’abbé Hugues de Cluny (Saint Hugues) qui venait de décéder.
Il a alors 34 ans et il poursuit l’œuvre de son prédécesseur notamment en continuant la construction de la grande église (Cluny III). Au cours de son abbatiat, il joue un rôle actif pour mettre fin au conflit qui oppose les empereurs germaniques Henri IV et son fils Henri V aux papes sur la question des investitures des évêques. La papauté cherche à cette époque à affirmer l’indépendance du clergé et le rôle central du Pape et de son administration. C’est ce qu’on a appelé la réforme grégorienne du nom du Pape Grégoire VII.
Pons contribue aussi au développement du pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle et aide même financièrement l’abbaye de Clairvaux en lui abandonnant des dîmes qu’elle doit à Cluny sur des terres et des troupeaux. Par la suite Bernard de Clairvaux critiquera sévèrement le monachisme clunisien et il s’opposera sérieusement à l’abbé Pierre le Vénérable.
Selon certaines sources, Pons aurait cherché à réformer la discipline et les finances de l’abbaye qui avaient été gérées pendant soixante années par un même abbé. Ces changements n’auraient pas plu à certains moines, d’où les conflits qui précédèrent et suivirent son départ en 1122. Cependant lors de son retour violent en 1126, il est accueilli en libérateur par des bourgeois et des marchands de Cluny. Ces derniers s’étaient-ils enrichis sous son abbatiat ? Avaient-ils perdu les faveurs du successeur de Pons ? Une situation qui ne correspond guère à l’image d’un homme qui prêchait le retour à la pauvreté et la prière…
Dans le cadre de la réforme grégorienne, les évêques de Mâcon et de Chalon, soutenus par l’archevêque de Lyon, contestèrent les droits de Cluny sur plusieurs églises paroissiales. La perception de la dîme payée par les chrétiens était une belle source de revenus qui leur échappait. Mais Cluny tenait à l’immunité de ses territoires et donc elle exigeait de percevoir cette dîme. Ce conflit poussa l’abbé Pons à se rendre à Rome en février 1122 pour y chercher le soutien du Pape.
Le pontife Galixte II était Guy de Bourgogne, qui avait été élu à Cluny en 1119 à la mort de son prédécesseur Gélase II. Guy de Bourgogne et Pons se connaissaient donc très bien. Selon certains, Pons aurait espéré être couronné Pape mais la charge de l’Église avait été confiée par les cardinaux (parmi lesquels siégeait Pons) à ce cadet du Comte de Bourgogne. Il est donc probable que Pons ne nourrissait plus une grande amitié pour celui qui avait reçu la charge qu’il espérait.
Que s’est-il passé lors de cette entrevue à Rome entre les deux hommes ? Nous n’en connaissons avec certitude que la conclusion : Pons partit à la surprise générale à Jérusalem sans retourner à Cluny. Pourquoi ? Selon certaines sources, il aurait démissionné car il n’aurait pas reçu de la part du pape, le soutien espéré dans le conflit opposant Cluny aux évêques. Selon d’autres, Galixte II aurait manifesté son admiration pour Bernard de Clervaux et encouragé Pons de suivre la même réforme de retour à un monachisme plus rigoureux. On pourrait aussi supposer que Pons assez vindicatif se soit emporté lors de cette réunion et que de rage, il s’en est pris au pape qui le critiquait ? Ou simplement n’ayant pas reçu le soutien escompté, il a claqué la porte ? Ou encore pour obtenir le pardon de son emportement, il décida (ou fut contraint ?) de faire le pèlerinage de Jérusalem ?
Son départ fut en tout cas une grande surprise pour Cluny. Qui donc se choisit un nouvel abbé en la personne de Hugues II, un vieux moine qui ne survécut que trois mois après son élection.
On dispose de quelques textes officiels confirmant la démission de Pons. Il s’agit de bulles papales dans lesquelles Galixte II félicite le nouvel élu Pierre le Vénérable, demande aux moines de ne pas susciter de discorde au sujet de l’ancien abbé et enjoint Pons de renoncer définitivement à sa charge. Pons part en Terre Sainte où il est accueilli avec tous les honneurs. Porte-t-il toujours le titre d’abbé de Cluny (même s’il a démissionné ?) ou le titre de cardinal qu’il est effectivement par la volonté de Galixte II. Pons est reçu partout en Palestine et peut même, honneur suprême, porter la Sainte-Croix lors d’une bataille des croisés. Étrange pour un homme démissionnaire ou démis de ses fonctions. Les grands seigneurs qui l’entourent pendant l’année qu’il passe là-bas, ne sont-ils pas informés par Rome de ce qui s’est passé ?
Après sa nomination comme abbé, Pierre le vénérable se rend plusieurs fois à Rome et est reconnu partout comme l’abbé légitime même si une partie des moines clunisiens était restés fidèles à Pons. En tout cas Galixte II ni son successeur Honorius II n’ont jamais remis en cause la légitimité de Pierre, dit le Vénérable.
En 1123 Pons revient en Italie et modestement fonde un nouveau petit monastère près de Vicenza. Le Pape interdit dans une bulle aux moines de Cluny de rejoindre Pons sans le consentement de l’abbé Pierre. Pons participe aussi avec la cour de l’empereur germanique à la diète à Worms. En quelle qualité est-il présent à cet événement ?
En 1125, il semble être revenu dans le Sud de la France, sans doute sur les terres familiales, et il commence à réunir des soutiens dans les prieurés clunisiens pour reconquérir son abbatiat. Avec quels arguments ? Pour lui Pierre le Vénérable est donc un usurpateur.
En février 1126, il débarque à Cluny avec des hommes d’armes et une troupe de marginaux et prostituées. Il réussit à prendre le contrôle de l’abbaye et les semaines suivantes des combats opposent les partisans de Pons à ceux de Pierre. Les prieurés de la région se rallient à un clan ou à l’autre. Il y a des morts, la grande église est profanée, on vend des reliquaires pour payer les mercenaires, Cluny est menacée d’écroulement.
Alerté par l’archevêque de Lyon, le nouveau pape Honorius II convoque à Rome les deux abbés (L’abbé Pierre avait judicieusement trouvé refuge chez des seigneurs amis) pour trancher et mettre fin à ce chaos. Il est assez curieux que Pons et Pierre soient traités de la même manière. S’il avait été révoqué ou s’il avait démissionné, pourquoi le pape met-il Pons sur un pied d’égalité avec Pierre ? Galixte II étant mort en 1124, le nouveau pape Honorius n’était-il pas au courant de ce qui s’était passé entre les deux hommes ?
Les archives d’une démission auraient-elles disparu ? Est-ce un simple piège pour l’attirer loin de Cluny ? Ou bien, contrairement à notre culture moderne où les conflits sont toujours des rapports de force, les coutumes de l’époque poussaient elles à la conciliation, à la palabre afin de rechercher ensemble des solutions ou des consensus ? En tout cas la convocation à Rome de cet homme qui avait quitté son abbatiat quatre années plus tôt, prouve que la situation ne devait pas être aussi claire que ce que l’on pourrait en penser.
Le procès conduit par le pape révèle un autre aspect de la personnalité de Pons. Il refuse de comparaître devant le tribunal pontifical, prétextant que seul Dieu pouvait le juger. Ses supporters qui l’avaient accompagné et qui avaient témoigné en sa faveur, ont essayé sans succès de le convaincre. Avait-il perdu la raison ? Son Ego avait-il gonflé au point de ne plus reconnaître l’autorité du Pape ?
Le pontife n’eut pas d’autre choix que de le condamner et de confirmer l’abbatiat de Pierre le Vénérable. Pons fut emprisonné et il mourut quelques mois plus tard des fièvres dues au climat insalubre au bord du Tibre.
Qui était cet homme ? Quelles étaient ses motivations pour revenir par la force reprendre l’abbaye ? Ce mystère fait le bonheur des romanciers qui peuvent développer des récits imaginaires s’inscrivant dans une trame historique bien documentée.
SIC TRANSIT GLORIA MUNDI